Celui qui aime son frère et, apprenant son futur mariage, chante, danse, déclare à tout vent se réjouir de cette bonne nouvelle, le plus doux des événements survenus depuis le début des âges, celui-là est un menteur.

À l’évidence, une part de son âme sourit : comment ne pas bien accueillir l’annonce du bonheur de celui qu’on aime ?

Mais grimace ou pleure une autre part : une personne jusqu’alors inconnue lui enlève son frère aimé dont il n’aura plus, bientôt, au mieux, que des morceaux.

Sortant de l’église où Christophe venait de prendre femme, je chancelai et, sur le parvis, en haut des marches, tandis que les cloches, à grands carillons, faisaient leur possible pour égayer le ciel, je m’arrêtai net. Il me semblait qu’un pas de plus et je plongerais dans un gouffre, le gouffre d’une vie sans lui.

J’entends vos ricaneries. Quelle délicate nature que celle de ce Bartolomé ! Quelle sensiblerie féminine ! Son Christophe, qu’il dit tant et tant chérir, n’avait-il pas déjà habitué son frère à partir depuis l’enfance, toujours et encore partir ?

Si l’on y réfléchit, un mariage est une navigation comme une autre. C’est cette idée même qui m’a redonné courage.

 

Le lendemain, alors que je le croyais occupé à de tout autres et très intimes travaux, qui vis-je arriver, bras ouverts et sourire aux lèvres ? Mon frère, le frais marié.

Sachant que sa présence était le plus rare et le plus improbable des cadeaux, il en jouait avec un art consommé : il surgissait aux moments où on l’attendait le moins, certain que cette apparition resterait à jamais dans les âmes. Certain aussi que, ce faisant, il s’attachait ces âmes-là pour la vie et… pourrait tout leur demander.

Christophe, ce jour-là, ne changea pas sa méthode.

À peine m’avait-il embrassé et cajolé par divers mots tendres sur sa joie de me voir, moi, Bartolomé, présent à sa noce, seul représentant de sa famille génoise et pour cela incomparablement précieux (etc.), à peine m’avait-il juré que ses épousailles ne changeraient rien à la nature imprescriptible, inaliénable, indestructible (etc.) de notre lien de frères, qu’il baissa la voix et présenta sa requête :

— Bartolomé, j’ai besoin de toi.

— Demande.

De Christophe émanait une telle force que servir les desseins de cette force, quels qu’ils fussent, vous apparaissait toujours comme la seule justification de votre existence. Vous n’étiez, homme, femme, plante ou animal, venu sur Terre que pour contribuer aux rêves de ce grand marin roux.

— Bartolomé, il s’agit d’un livre.

Nos pas avaient suivi nos habitudes d’avant le mariage et voici que nous nous retrouvions, comme si Filipa n’avait jamais existé, attablés devant un verre de vin vert, à notre auberge favorite du Perroquet Taciturne.

— Ma belle-famille m’a mis sur sa trace. Il paraît que ce livre dit tout.

— Tout sur quoi ?

— Tout sur les formes et la taille de la Terre. Tout sur la dimension des océans, donc sur l’écartement des continents. Tout sur la possibilité de vivre à l’équateur et de l’autre côté du globe…

Il était sans cesse interrompu par des camarades, cartographes ou marins, sidérés de voir hors de chez lui, de si bonne heure, le très récent époux : Que fais-tu là ? Déjà fini ? Tu vas vite en besogne ! Plus rapide qu’un lapin !… Filipa étant noble, la noce avait été célébrée en grande pompe et personne à Lisbonne n’avait pu l’ignorer.

Christophe chassait ces importuns sans ménagement, d’un revers de la main, comme autant d’insectes indignes de la moindre explication.

Il se pencha, sa bouche frôla mon oreille.

— Ymago mundi, l’Image du monde : tel est le titre. L’auteur est un certain Pierre d’Ailly, longtemps évêque de Cambrai, qui est une ville du nord de la France. Il me faut ce livre.

Et il s’en fut retrouver son mariage sans même se retourner. Il connaissait trop l’emprise qu’il avait sur moi. Il me savait déjà tout occupé par ma mission, et heureux, rassuré de me dévouer pour lui. Si, me disais-je, il me confie cette recherche, tellement confidentielle et décisive pour son Entreprise, c’est premièrement qu’il a confiance en moi plus qu’en toute autre personne, deuxièmement et principalement que, malgré l’arrivée de Filipa, son frère Bartolomé (moi) garde en lui une place de choix.

 

Roulant dans ma tête ces pensées de jaloux réconforté, je prétextai auprès de maître Andrea un vœu de pèlerinage, pour prendre, dès le lendemain, la route vers le nord. Non sans effroi. J’avais toujours vécu près de l’eau. Et de Gênes a Lisbonne j’avais soit longé la Méditerranée, soit franchi l’Espagne avec pour but une bordure de l’océan.

Cette fois, m’écartant un peu plus à chaque pas d’un rivage, il me semblait m’arracher à la vie.

Je m’attendais à ne rencontrer que de la tristesse et de la contrainte.

Comment se sentir libre, me disais-je, quand on vit loin de la mer ? Comment ne pas étouffer quand des terres, et seulement des terres, vous encerclent ? Pas étonnant que ces prisonniers-là, ces malheureux qui vivent au milieu des forêts et des champs, n’aient de cesse de fabriquer des livres. Quand on ne dispose pas de bateau – ou, plutôt, d’eau pour les y faire naviguer –, la seule façon de fuir, c’est lire.

J’avais décidé de commencer ma recherche par Strasbourg, la source de cette récente industrie qu’on appelait imprimerie.

Pour ma part, je n’avais vu presque aucun des livres qu’elle fabriquait, et n’avais pas été convaincu de leur qualité. En revanche, je savais que cette technique avait déjà grandement facilité la vie des prêtres.

Peut-être, frère Jérôme, as-tu oublié le principe de ces confessionalia, billets de confession, ou indulgences ? J’ai remarqué une heureuse complexion de ton caractère : tu écartes les contrariétés sans aucun effort de ton esprit. Je dois donc te rafraîchir la mémoire. Le Christ et les Saints, n’ayant jamais commis la moindre faute, ont accumulé un trésor de mérites. Pourquoi n’en pas faire bénéficier les Chrétiens de bonne volonté et pourtant pauvres pécheurs, comme tous les humains ? L’Eglise, louée soit-elle, avait donc eu l’idée de vendre des billets à ces fidèles ; en échange, leurs péchés étaient pardonnés.

Elle aurait pu tirer plus grands bénéfices de cette transaction si les indulgences n’avaient pas été tellement longues à écrire : les prêtres devaient recopier chaque fois le formulaire détaillé. Faute de ce soin, l’acheteur n’avait pas confiance. On comprend son exigence : il y allait de son entrée au Paradis !

Toute méthode permettant de reproduire ces billets était donc bienvenue. Que cette invention d’imprimerie permette de multiplier les certificats, par suite accroisse les ressources de notre mère l’Église et conséquemment lui permette de lever des armées et des flottes pour résister plus efficacement au Turc, à la bonne heure !

Mais attendre de cet habile maniement du plomb des chefs-d’œuvre comparables à ceux qui sortaient des doigts de nos enlumineurs, je demandais à voir et ne m’attendais à rien de merveilleux.

 

Je ne tiendrai pas chronique de ce voyage. J’ai trop à raconter pour le temps qui me reste. Sachez seulement que je pris goût à traverser ces paysages. Mon regret de la grande présence mouvante de la mer s’apaisait au spectacle des plaines Comment ne pas y voir de longues vagues immobiles, la décision de Dieu d’arrêter, pour cette partie de Sa Création, tout remuement de l’horizon ?

Enfin parut une longue flèche en pierre rouge, les colporteurs qui partageaient ma route m’informèrent qu’il s’agissait de la cathédrale.

Au fond, j’avais atteint une autre sorte de port, un lieu d’où ne partaient pas des bateaux, mais des livres. Et, à bien y réfléchir, les bateaux et les livres se ressemblent en ceci qu’ils servent les Découvertes. Je priai un abbé qui passait de m’indiquer le quartier des imprimeurs.

Rue aux Ours, les ateliers se touchaient et on semblait y travailler nuit et jour : la nouvelle industrie ne manquait pas d’ouvrage.

Je poussai la première porte. On me reçut aimablement. J’avais pris soin, à l’auberge, de redonner à mon visage meilleure apparence. Ma jeunesse et mon accent étranger devaient ajouter à la bonne impression que je faisais. Je me présentai comme Portugais, envoyé du Comité royal des Mathématiciens.

— Le livre Ymago mundi, écrit par l’évêque d’Ailly, se trouve-t-il, par chance, parmi ceux que vous imprimez ?

On me dit avoir entendu parler de ce livre comme d’une somme de savoirs inégalée, mais sans jamais l’avoir vu.

Comme pour se faire pardonner, on tint à me monter les dernières réalisations de l’atelier. Et je dus rempocher le dédain avec lequel j’étais venu : certaines des œuvres imprimées valaient nos productions enluminées.

À peine avais-je évoqué la bible magnifique que possédait mon Roi portugais que je faillis être noyé. Les deux employés du magasin s’étaient précipités vers les rayonnages. Ils en revinrent les bras chargés :

— Que dites-vous de celle-ci ?

— Non, je crois que le jeune monsieur préférera celle-là !

Ils se bousculaient pour mieux me montrer, ils s’invectivaient.

Certaines bibles étaient simples, tristes, lettres noires un peu baveuses sur mauvais papier gris. D’autres, de vrais chefs-d’œuvre, illuminées par trois couleurs, mises en page, comme des frontons d’églises…

Comment échapper aux bibles ?

De même que, dans le Livre sacré, les histoires engendrent les histoires, toujours de nouvelles histoires, de même les bibles semblaient enfanter d’autres bibles, encore et encore des bibles. Peut-être un jour, sans fin multipliées par ces machines magiques de l’imprimerie, les bibles envahiraient-elles la Terre et y étoufferaient les humains ? Je me gardai bien d’exprimer ces fort iconoclastes songeries.

Avec prudence, et non sans avoir protesté de ma déférence envers les textes sacrés, bénis soient-ils, je demandai s’ils avaient d’autres publications disponibles.

— Dans quel domaine ? Notre catalogue s’étend tous les mois.

Je balbutiai le mot Science.

Les deux jeunes grimacèrent, manifestement déçus : ils avaient cru mes préoccupations plus élevées. Ils allèrent fouiller dans l’arrière-boutique et m’apportèrent à bout de bras, comme si elles puaient, des publications qu’ils jugeaient mieux convenir à mes intérêts. Il faut dire qu’elles concernaient notre machinerie corporelle.

Je me souviens de deux calendriers : l’un qui précisait le rythme le plus approprié pour les saignées, et l’autre qui, en s’appuyant sur de longues considérations sur la marche des astres, offrait la même sorte de conseils pour les purges. Les titres allemands sont encore dans ma mémoire : Aderlasskalender et Laxierkalender.

Je proclamai mon intérêt, dis le plus poliment possible ma gratitude, et passai au magasin suivant. Où les mêmes scènes se reproduisirent.

Je commençais à perdre tout espoir de rapporter l’ouvrage commandé par Christophe lorsqu’un vendeur de simples, présent par hasard dans l’un des magasins et entendant ma demande, me dit avoir tenu un jour l’Ymago entre ses mains, et qu’il avait souvenir d’avoir lu « Louvain » sur la page de couverture.

Je pestai contre mon frère : il me fallait encore avancer plus haut vers le nord.

Et je repris la route, peu satisfait de mon destin, mais résigné. Christophe était l’aîné. Dieu Lui-même m’avait voulu cadet, donc placé sous la coupe de mon frère. Sans doute le partage des rôles entre nous serait-il désormais le suivant : à lui, la mer. À moi, les routes terrestres. À lui la navigation, le vent, l’air marin, les horizons vastes. À moi, la double poussière des chemins et des livres, et l’étouffement de ceux qui s’enferment – ou se laissent enfermer – dans des pages ou dans des missions aussi subalternes que nécessaires.

L'Entreprise des Indes
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